Normal People : les maux d’une génération

Dans le roman Normal People, publié en 2018, Sally Rooney dépeint les questionnements, les errances et les amours d’une jeunesse qui se cherche, dans un monde marqué par la violence.

Des gens ordinaires

La promesse du roman est annoncée dès le titre : une romance de gens « normaux ». Marianne est une adolescente brillante, qui préfère la compagnie des livres à celle des gens. Connell, lui, côtoie les vestiaires parfois cruels de l’équipe de foot du lycée.

Cette romance secrète nous emmènera jusqu’aux bancs de l’université de Trinity College, à Dublin. De là s’enchaîne un condensé de vie, avec ses drames et ses fulgurances. L’histoire, c’est celle du tourbillon de la vie, entre le difficile passage à l’âge adulte, la découverte de l’université, les voyages, l’amitié, l’exploration de la sexualité, le deuil, les désillusions.

Connell et Marianne dans la série Normal People (extrait), réalisée par Lenny Abrahamson et Hettie Macdonald en 2020, et adaptée du roman de Sally Rooney.

Quant à l’histoire d’amour, elle traverse tout le roman, sans jamais vraiment dire son nom. On l’aborde à travers ses non-dits, ses actes manqués et ses blessures. Nul besoin de surinterpréter ou de relier à tout prix les évènements entre eux. La narration, comme une vie ordinaire, est entrecoupée d’ellipses et de silences.

Le style est épuré, déroutant par son absence de tirets qui laisse les dialogues se mêler aux pensées des protagonistes. Sous cette plume contemporaine et sans concession, Marianne et Connell apparaissent faillibles, confus, souvent contradictoires : humains, en somme.

un autre portrait de la vingtaine

Loin des clichés de la vingtaine comme l’âge de l’insouciance, Normal People dépeint avec justesse les maux d’une jeunesse livrée à elle même. Le roman est marqué par une profonde mélancolie, par le poids de la solitude malgré le cadre de l’université. Il questionne la difficulté des relations humaines, de la quête de soi, parfois perturbée par la recherche d’appartenance à un groupe. Sans détours ni exagérations, Sally Rooney explore la santé mentale, le gouffre de la dépression, de la haine de soi, du deuil, de l’angoisse existentielle.

« Last night he spent an hour and a half lying on the floor of his room, because he was too tired to complete the journey from his ensuite to his bed. […] Is life so much worse here than it would be on the bed, or even in a totally different location? No, life is exactly the same. Life is the thing you bring with you inside your own head. »

Hier soir il a passé une heure et demie sur le sol de sa chambre, parce qu’il était trop fatigué pour faire le trajet de la salle de bains à son lit. La vie est elle pire ici que sur le lit, ou n’importe où ailleurs ? Non, la vie est exactement la même. La vie est ce que l’on porte en soi, dans sa tête.

Normal People, Sally Rooney, 2018

Connell en rendez-vous chez une psychologue dans la série Normal People (extrait).

S’aimer dans un monde violent

Dans Normal People, la violence est omniprésente : intrafamiliale, physique, psychologique, celle qu’on s’inflige à soi même, à travers l’auto-sabotage ou le rapport au corps, mais aussi une violence plus systémique. Les questions de colonialisme, d’oppression patriarcale ou de lutte des classes sont centrales chez Sally Rooney. Toute son œuvre est habitée par les mêmes questions : comment faire face à la laideur, à l’injustice, comment habiter le monde et y trouver sa place ?

Ici, même l’idylle adolescente n’y échappe pas, puisque la mère de Connell est femme de ménage chez la famille de Marianne, issue de la bourgeoisie. En amour comme sur les bancs de Trinity College, les rapports de classe isolent et déterminent les dynamiques de pouvoir. Lucide et nuancée, toute la narration est imprégnée des questionnements d’une génération, partagée entre résignation et désir de justice.

« Now she knew she wasn’t at all powerful, and she would live and die in a world of extreme violence against the innocent, and at most she could help only a few people.

Mais elle savait désormais qu’elle n’était pas puissante, et qu’elle vivrait et mourrait dans un monde d’une violence extrême contre les innocents, et qu’elle pourrait dans le meilleur des cas n’être utile qu’à une poignée de gens.

Normal People, Sally Rooney, 2018

Quand on n’a que l’amour

Sans dissimuler la violence, Normal People rappelle l’importance d’être vulnérable, et dépeint le rôle des liens humains malgré leur complexité. Réaliste mais jamais cynique, Sally Rooney donne vie à des protagonistes qui se refusent à une posture misanthrope, et qui, pour faire face au monde, n’ont nul autre choix que d’accepter d’en faire partie.

« No one can be independant of other people completely, so why not give up the attempt, she thought, go running in the other direction, depend on people for everything, allow them to depend on you, why not. »

Personne ne peut être complètement indépendant, alors pourquoi ne pas renoncer à nos efforts, aller dans la direction opposée, s’appuyer sur les autres pour tout, leur permettre de s’appuyer sur nous, pourquoi pas ?

Normal People, Sally Rooney, 2018

Connell et Marianne dans la scène finale de la série Normal People (extrait).

Le roman, et en particulier son dénouement doux amer, rendent hommage à la part de notre identité que l’on doit à ceux avec qui on a grandi et vécu. Finalement, l’enjeu n’est pas tant l’issue de la romance, mais ce qu’elle leur a apporté. Aimer, c’est changer les autres et être changé en retour. Rien de plus banal, de plus évident, peut-être : ces « gens normaux » n’ont rien d’exceptionnel, ils s’aiment, c’est tout.


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