Nous avons vu se développer ces dernières années sur les sites Internet de musées ou d’évènements artistiques (foires, biennales…) la numérisation d’œuvres. Ces images accessibles gratuitement sont généralement accompagnées d’une courte description nous fournissant les informations essentielles. Cette tendance a été accélérée par les confinements liés au COVID 19.
Beaucoup ont vu dans cette pratique l’espoir d’une démocratisation culturelle grâce à la disparition de la barrière du prix et de la nécessité de se rendre en personne dans une institution parfois intimidante. Cependant, les recherches sur le sujet ont prouvé qu’il n’en est rien, et que, par ailleurs, les expositions virtuelles représentent souvent une expérience diminuée pour le public.
Un objectif de démocratisation culturelle difficile à atteindre
Tout d’abord, il serait naïf de penser que tous et toutes ont également accès aux outils numériques et les utilisent pour consulter les mêmes sites Internet. Une fracture digitale subsiste, à la fois au niveau de l’accès aux technologies numériques et de leur utilisation.
Des inégalités d’accès
Le taux de pénétration d’Internet est très différent d’un continent à l’autre, les taux les plus bas étant enregistrés en Afrique centrale et orientale. La même différence peut être observée à l’échelle d’un pays, entre la ville et la campagne.
Au-delà de ces difficultés, il existe également un facteur générationnel : les personnes âgées sont souvent réticentes à acheter et à utiliser des outils numériques. Enfin, il y a la question du prix de ces appareils numériques, qui peut rester trop élevé pour une partie de la population.
Des inégalités d’usage
« L’illectronisme » ou « l’illettrisme numérique » désigne les personnes qui ne sont pas à l’aise avec les technologies numériques et qui ne disposent pas des compétences nécessaires pour les utiliser. Cette fracture est une fois de plus liée au facteur générationnel, mais aussi à l’éducation. En effet, les personnes n’ayant pas été élevées en apprenant à utiliser les outils numériques sont beaucoup moins susceptibles de les utiliser.
Il y a une telle différence entre les pratiques des personnes éduquées numériquement, qui peuvent utiliser tout le potentiel d’Internet, et les personnes marginalisées numériquement, qui utilisent les ressources informatiques de manière beaucoup plus limitée
Anne Krebs, Education and access to digital culture : The current situation and future directions for European culture, 2012 (traduction)
De plus, il a été démontré que les publics des expositions virtuelles sont globalement les mêmes que ceux des expositions dans les musées. Pour consulter les sites Internet des musées, il faut déjà s’intéresser à leur programmation, connaître leurs collections… Ainsi, la numérisation et la mise à disposition sur Internet par les musées de leurs collections ne permettent pas une diversification drastique des publics.
Le numérique ne permet donc pas l’élargissement des publics de la culture. D’autres critiques lui sont par ailleurs adressées.
Une expérience de l’art différente
Dans un second temps, il est impossible de nier que nous n’avons pas la même expérience de l’art sur un écran ou dans un musée.
Une exploration sensorielle impossible
Une copie digitale ne pourra jamais produire la même réaction que la présence physique avec l’œuvre. Beaucoup est perdu dans le processus de numérisation : la matérialité, l’effet 3D, et l’expérience elle-même. Une image ne permet pas de se rendre compte des volumes et des dimensions d’une œuvre aussi bien que de tourner autour ou de la regarder dans un musée. Les œuvres sont avant tout des objets matériels qu’il faut ressentir avant de les comprendre.
Et le musée est un endroit idéal pour stimuler ces sensations : le rapport au temps y est suspendu, incitant à la déambulation. Nos pas nous mènent d’une œuvre à une autre selon notre désir et non selon un ordre imposé par un site internet.
Par ailleurs, sur Internet, le cartel (informations essentielles sur l’œuvre) et la version numérique de l’œuvre sont mis sur le même plan, ce qui interfère avec l’expérience. Nous sommes tentés de lire ces informations sans même nous interroger sur le sens que nous donnerions à l’œuvre, sur ce qu’elle nous fait ressentir.
Des émotions moindres
Les émotions induites par la rencontre virtuelle de l’œuvre ne peuvent pas être aussi fortes que celles produites par une réelle rencontre. Seul le musée offre la possibilité d’être ému, choqué ou dégoûté par des œuvres. Elles ne peuvent produire le sentiment de magie, de mystère et d’excitation que dans ce cadre.
La numérisation des œuvres tendrait également à leur faire perdre leur aura, notion développée par le philosophe Walter Benjamin, et n’en faire que des images parmi tant d’autres. De plus, les émotions sont le premier pas vers le savoir. Ce sont elles qui attisent notre curiosité et nous poussent à chercher des informations. Elles seront par ailleurs mieux retenues car liées à une expérience forte.
Tandis que la planéité de la page (ou encore de l’écran) permet de comparer l’incomparable et de mettre côte à côte des objets aux dimensions diverses, l’expérience des échelles reste incontournable et ne peut se faire qu’en engageant le corps tout entier
Emmanuel Alloa, Vers un nouveau musée imaginaire, 2020
Un constat à nuancer par des points positifs
Cependant, tout n’est pas à rejeter dans les nouvelles technologies. Elles peuvent apporter un excellent complément pour les connaisseurs d’art et constituer un pont vers le monde muséal pour ceux qui en sont éloignés, autant symboliquement que physiquement.
Les outils numériques peuvent ainsi nous permettre d’observer au plus près les détails d’une œuvre, tandis que le musée impose une distance de sécurité.
Les sites Internet des musées offrent même parfois quelques fonctionnalités interactives qui permettent de s’approprier l’œuvre et de personnaliser l’expérience.
Certaines expositions virtuelles peuvent également offrir de véritables expériences immersives et permettre aux publics qui n’en auraient pas la possibilité autrement de découvrir des lieux et collections impressionnants (quelques exemples ici).
En conclusion, si la version numérique d’une œuvre ne peut se substituer à sa version matérielle, les deux peuvent tout de même travailler en complémentarité. Par exemple, le virtuel pourrait constituer un outil d’appel pour les musées, éveillant la curiosité des internautes et les poussant à franchir le pas vers une visite in situ.
Image de couverture : www.artgp.fr
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