Chroniques de jeunesse : les nouvelles aventures de Guy Delisle !

Ce mardi, le Cerf Volant vous emmène à la découverte (ou redécouverte) d’un auteur de bande-dessinée qui a fait voyager ses lecteurs autour du globe : Guy Delisle !

Pour la parution de son dernier album, Guy Delisle revient à ses racines et nous emporte dans le Québec des années 80. Il raconte, dans ses nouvelles « Chroniques de jeunesse », parues fin janvier, aux éditions Delcourt, les trois étés qu’il a passé à travailler dans une usine de pâte à papier. Au milieu du bruit assourdissant des machines et de la chaleur étouffante, il découvre un peuple et un monde ouvrier qu’il nous fait partager. 

Un Canadien globe-trotteur

Né au Québec dans les années 60, Guy Delisle a commencé sa carrière dans l’animation, à Montréal. Pendant plusieurs années, il travaille pour différents studios à travers le monde et supervise la production de séries animées, telles que « Papyrus » ou « la Mouche » de Lewis Trondheim

C’est au cours de séjours en Asie, où les studios d’animation délocalisent une partie de leur production, qu’il commence à relater ses expériences internationales sous forme de bandes dessinées. Au début des années 2000 sortent ainsi « Shenzhen« , puis « Pyongyang« , un témoignage glaçant du régime totalitaire nord coréen.

Extrait de l’album « Pyongyang » par Guy Delisle, éditions l’Association (2003)

Après avoir arpenté le globe pour le compte des studios d’animations, il continue ses voyages avec ses enfants et son épouse, qui travaille pour Médecins sans frontières, et commence sa série de Chroniques (« Chroniques birmanes« , éditions Delcourt, 2007).

C’est en 2011 que paraît l’album « Chroniques de Jérusalem«  qui va propulser Delisle dans la stratosphère bédéphile. Il y raconte, avec humour et légèreté, son année en Israël avec sa famille, l’atmosphère religieuse de la ville et les tensions entre les différentes communautés qui y coexistent. C’est un succès critique phénoménal ! L’album reçoit plusieurs prix, dont notamment le Fauve d’Or du meilleur album, à Angoulême, en 2012.

L’année suivante, Guy Delisle met fin à ses voyages et débute la série du « Guide du mauvais père », mettant en scène, sous forme de strips, sa vie quotidienne avec ses deux enfants. En 2016, il publie l’excellent « S’enfuir : Récit d’un otage ». D’après le témoignage de Christophe André, il y raconte les 4 mois de captivité de celui-ci, en 1997, après son enlèvement par des militants tchétchènes. 

En ce début d’année 2021, Guy Delisle reprend la formule des « Chroniques » et sort « Chroniques de jeunesse ». Dans ce nouvel album autobiographique, Guy a 16 ans et s’apprête à passer un entretien d’embauche pour un boulot d’été, dans l’usine de pâte à papier où travaille son père. Douze heures de travail au milieu des machines, de la chaleur et du bruit. A partir de là, le lecteur suivra chacun de ses étés passés à l’usine, jusqu’à sa deuxième année universitaire. 

L’Histoire du Québec à travers celle d’une usine 

Dans « Chroniques de Jeunesse », l’usine, où travaille le jeune Guy, est un personnage à part entière. Delisle nous apprend son fonctionnement, son histoire, son design. Elle fonctionne 24h/24, ne dort jamais, ne s’arrête jamais (sauf au Nouvel An et au 1er mai).

Pour cet album, Guy Delisle délaisse sa palette monochrome pour un duo de couleurs orange et gris. Les différentes nuances de gris décrivent l’ambiance de l’usine, ses machines, les rouleaux à papiers, tandis que l’orange transcrit la chaleur, la fumée, et la silhouette de Guy, perdue au milieu de ces « paysages de science-fiction ». 

Imposante figure près de la rivière Saint-Charles, l’usine de pâte à papier a été bâtie en 1927. En retraçant son histoire, c’est également l’histoire du Québec que Guy Delisle relate. Les changements constants du nom de l’usine et de ses propriétaires (anglais, français, américains, japonais), sont à l’image de la lutte linguistique et identitaire qui caractérise la province canadienne. Le combat pour la francophonie transparaît jusqu’au tableau de bord du poste de pilotage des machines, qui est passé de l’anglais au français, grâce aux revendications des ouvriers (qui sont tous francophones). 

L’histoire de l’usine est également intimement liée aux évolutions technologiques. Alimentée tout d’abord par la drave, l’industrie papetière s’est adaptée, peu à peu, vers le recyclable. Au fur et à mesure de l’album, la pile de troncs d’arbre, dans la cour de l’usine, va d’ailleurs diminuer, signe des prémisses de l’ère du papier recyclé.

La découverte du monde ouvrier

A la manière dont Guy Delisle la présente, l’usine semble déconnectée de notre réalité. C’est un monde à part, entièrement masculin (les seules femmes dépeintes dans l’album n’ont aucun lien avec l’usine), où les codes à respecter ont soit un lien avec la sécurité, soit avec la masculinité du lieu. Il y existe un micro climat tropical, une langue signée, et même un espace-temps différent (beaucoup, beaucoup plus lent que celui de l’extérieur, d’après l’auteur).

Les autochtones sont des ouvriers chevronnés qui se moquent des employés saisonniers et des ingénieurs, ces « touristes » qui s’aventurent parfois sur leur territoire. Les ouvriers maîtrisent totalement leur environnement. Le bruit, la chaleur, le danger, ils s’y sont adaptés. 

Face à eux, Guy se sent étranger. Il a cette sensation de n’être que de passage, que cette activité n’est qu’un tremplin avant de se lancer dans la vie professionnelle. Leurs préoccupations ne sont pas les siennes, et il sait qu’il n’appartient pas véritablement à leur univers. Il reconnaît d’ailleurs vite ceux qui ne vont pas rester, faute de réussir à s’adapter ou à se faire accepter par les autres.

L’usine a également ses propres légendes urbaines. Des récits souvent tragiques, portant sur des accidents du travail survenus, par malchance ou imprudence, à des employés. Un homme serait tombé du toit et aurait été happé par la machine. Un autre serait tombé dans le broyeur où est recyclé le papier. Autant d’histoires d’épouvantes qui nous rappellent qu’il s’agit d’un monde dangereux, où on risque sa santé, aussi bien sur le court terme qu’au long terme.

Des personnages hétéroclites

Au milieu du bruit des rouleaux, il existe un îlot de quiétude, sous la forme d’une cabine insonorisée, où les employés peuvent se détendre, se restaurer ou regarder un peu la télé. C’est à l’occasion de ces pauses, que l’auteur nous présente toute une pléiade de personnages qui peuplent cet univers de papier.

Dans la foule d’ouvriers, on aperçoit ainsi le mentor un peu collant, le jeune marié, le ronchon de service, l’ancien plein d’expérience, l’ambitieux, ou encore le représentant syndical. Il s’attarde sur certains visages, comme celui de Jake, un anglophone étudiant la psychologie, ou de Marc, un passionné de musculation sorti tout droit des Village People

Tout comme l’auteur, on ne sait pas ce qu’il adviendra de ses personnages. On ne peut que spéculer et imaginer la vie qu’ils ont tracé après le départ de Delisle de l’usine. 

La jeunesse d’un artiste

En dehors de son travail à l’usine, on a un bref aperçu de la vie d’adolescent et de jeune étudiant de Guy Delisle. Quand il ne sue pas sous des kilomètres de papier, Delisle est occupé à découvrir les grands noms de la bande dessinée et à parfaire son portfolio pour l’école d’animation de Toronto. Les aspirants dessinateurs se reconnaîtront d’ailleurs dans les longues heures passées au-dessus de la planche à dessin, ainsi que dans les commentaires sceptiques de l’entourage sur les études d’art : « Mais qu’est-ce que tu vas faire avec ça ? » , « C’est pour faire quoi ? ».

Planche extraite de « Chroniques de jeunesses », par Guy Delisle, éditions Delcourt (2021)

L’auteur explore aussi, en aparté, sa relation sporadique avec son père. Si Guy choisit cette usine, c’est parce que son père y travaille déjà, en tant que dessinateur industriel. Ils se croisent de temps en temps, mais ne semblent pas partager davantage. Cette difficulté de communication réapparaît à plusieurs reprises à travers l’album, sans jamais discréditer ou avilir la figure paternelle. Le fossé existe et personne n’y peut rien, c’est comme ça.  

Planche extraite de « Chroniques de jeunesses », par Guy Delisle, éditions Delcourt (2021)

Une nouvelle page se tourne

Avec une histoire à priori simple, Guy Delisle arrive, une fois encore, à toucher les lecteurs en abordant son sujet avec sensibilité et humanité. 

Sans avoir besoin de romantiser son travail à l’usine, il arrive à s’émouvoir et à nous faire partager la beauté de ses paysages de fumée et de rouleaux à papier. À aucun moment, il ne cache les dangers ou la fatigue qui accompagnent ses journées. Au fur et à mesure des étés, il prend de l’assurance et parvient à tisser des liens et à trouver sa place dans ce monde d’hommes-machines. 

En choisissant de quitter l’usine afin de poursuivre sa voie dans l’animation, Guy Delisle laisse derrière lui le monde ouvrier, mais ne délaisse pas pour autant l’univers du papier. Il conservera avec celui-ci une relation intense pour le reste de sa vie, pour le plus grand bonheur de tous ses lecteurs. 

« Chroniques de jeunesse » de Guy Delisle, Delcourt, janvier 2021

Pour les lecteurs qui le souhaitent, cet album est disponible dans toutes les librairies indépendantes, essentielles, près de chez vous !

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