Lorsque les Jeux Olympiques furent relancés à la fin du XIXe siècle, trois catégories de sportifs furent écartées de la compétition : les professionnels, les femmes et ceux considérés comme « physiquement ou mentalement déficients ». À l’époque, les personnes sourdes faisaient partie de cette dernière catégorie.
Afin de casser ces préjudices, un passionné de sport, Eugène Rubens-Alcais, eut l’idée de créer une rencontre internationale spécialement pour athlètes sourds. Son but était de sortir les personnes sourdes de leur isolement, tout en démontrant qu’ensemble elles étaient sans limites.
EUGÈNE RUBENS-ALCAIS, LE COUBERTIN SOURD
Né entendant, en 1884, à Saint-Jean du Gard, Eugène Rubens-Alcais perd l’audition dans son enfance. Ses parents le placent alors à l’Institut national protestant des sourds-muets, à Saint-Hippolyte du Fort. Il y sera pensionnaire jusqu’en 1900. Lors de sa dernière année, il créa, avec ses camarades, le premier club sportif de vélo pour Sourds.
Convaincu des bienfaits du sport et de la nécessité de sortir les personnes sourdes de leur isolement, Eugène parcourt alors le pays et crée des clubs sportifs exclusivement réservés à sa communauté.
Le sport est le noyau de la culture sourde.
Eugène Rubens-Alcais
Les rencontres et tournois entre clubs eurent du succès et permirent le rapprochement de la diaspora régionale sourde. Encouragé par ces réactions positives, Eugène visa encore plus haut et fonda, en 1918, la Fédération Sportive des Sourds-Muets de France. Cette nouvelle étape permit l’organisation de rencontres au niveau international et fut un premier pas vers l’élaboration d’un projet de compétition à l’échelle mondiale.
Le travail de longue haleine d’Eugène pour le sport sourd-muet connaît son apogée à l’été 1924. Cette année-là, il organise avec Antoine Dress (fondateur de la Société Royale Sportive des sourds de Belgique) les premiers Jeux Internationaux Silencieux, à Paris. L’objectif principal est de permettre aux différentes communautés sourdes à travers le monde de se rencontrer et d’échanger grâce au sport.
Calqués sur le principe des Jeux Olympiques (il ne leur est pas permis d’utiliser cette appellation), les Jeux Silencieux sont une succession d’épreuves sportives réparties sur une quinzaine et mettant en compétition plusieurs fédérations nationales sourdes. Après les JO, c’est la deuxième compétition internationale jamais créée.
A l’issue de ces premiers jeux, Eugène et Antoine établissent, le 16 août 1924, le Comité International des Sports Silencieux (CISS). Regroupant plusieurs fédérations nationales, cette institution aura notamment la charge d’organiser et réglementer les Jeux Silencieux. Sa devise est « Per Ludos Aequalitas » : Égaux à travers le Sport.
Le rêve d’Eugène d’unifier sa communauté grâce au sport est enfin concrétisé.
Des Jeux Silencieux aux Deaflympics
La première édition des Jeux Internationaux Silencieux rassembla 148 athlètes sourds, dont une femme, venant de 9 pays européens différents. Comme pour les Jeux Olympiques, des médailles en or, argent et bronze sont décernées pour les meilleures performances. Ces premiers jeux comprennent principalement des épreuves telles que l’athlétisme, la natation, le tennis et le cyclisme. Les français remportent la majorité des épreuves, sauf en natation où les Pays-Bas dominent.
Au fil du temps, la popularité des Jeux Silencieux croît. À chaque nouvelle édition, de plus en plus de pays et d’athlètes participent. Pour la 3ème édition, le CISS décide alors de décaler l’événement d’une année, afin qu’il ne rentre pas en conflit avec les Jeux Olympiques des entendants.
D’abord cantonnée à l’Europe, les Etats-Unis rejoignent la compétition en 1935. Les jeux seront ensuite suspendus pendant 10 ans à cause de la guerre. Lorsqu’ils reprennent, en 1949, le Comité en profite pour instaurer une nouvelle compétition pour les sports hivernaux, sur le modèle des sports olympiques d’hiver.
En 1955, le Comité International Olympique reconnaît officiellement le CISS comme étant une fédération internationale promouvant les valeurs olympiques.
Le 8 mars 1963, Eugène Rubens-Alcais s’éteint. Il restera une figure emblématique de la culture sourde et du monde du sport. Deux ans après sa mort, les Jeux seront tenus pour la première fois en dehors de l’Europe, à Washington. Ils rassembleront 687 athlètes sourds natifs de 27 pays.
Dans les années 60, suite à l’augmentation massive de mutilés après la guerre, l’idée d’une compétition sportive pour personnes en situation de handicap voit le jour : les Jeux Paralympiques. Contrairement aux Jeux Silencieux, les Paralympiques sont directement supervisés par le Comité International Olympique.
En 1981, une femme, Maria de Bendeguz, est élue présidente du CISS. C’est une première dans le monde du sport, y compris en prenant en compte les institutions entendantes, telles que le Comité Olympique.
En 1986, le CISS est intégré dans le Comité Paralympique, mais sous réserve de conserver une certaine autonomie. Des problèmes finissent cependant par émerger. Ils continuent à s’accumuler jusqu’à ce que le CISS finisse par redevenir complètement indépendant, en 1995.
En 2001, les Jeux sont rebaptisés Deaflympics, venant de l’anglais « Deaf » qui signifie « Sourd ». Le CISS est également renommé le Comité International des Sports des Sourds. Ralph Fernandez conçoit, en 2003, le drapeau des Deaflympics. Il est composé de 4 mains unies dont le centre forme un iris.
Les derniers jeux se sont tenus à Samsun, en Turquie, en 2017. Ils ont rassemblé 86 pays et 2873 athlètes. La compétition de 2021 a du, elle, être reportée en raison de la pandémie de COVID-19. Les 24ème Jeux auront donc lieu en mai 2022, à Caxias do sul, au Brésil. La barre des 100 pays participants devrait être franchie à cette occasion.
Le déroulement de la compétition
Afin de pouvoir participer aux Deaflympics, les athlètes doivent remplir certaines conditions. Tout d’abord, ils doivent appartenir à une fédération nationale, membre du CISS. Ensuite, ils doivent avoir un capital auditif inférieur à 55 décibels dans leur meilleure oreille. Il est strictement interdit de porter un appareil auditif ou un implant durant la durée de la compétition, que ce soit aux épreuves ou à l’échauffement. L’athlète peut être appareillé dans sa vie quotidienne, mais il doit retirer toute aide auditive avant d’arriver sur les lieux de la rencontre sportive.
En cas de violation de cette règle, l’athlète est forfait pour cette catégorie, mais peut continuer à concourir dans d’autres. En cas de seconde violation, il est prié de quitter la compétition.
Chaque fédération souhaitant présenter des sportifs aux Deaflympics doit leur faire passer un audiogramme. Un audiologiste du CISS sera ensuite chargé de valider, ou non, la participation de l’athlète. Ceux à la limite des 55 décibels seront retestés directement par l’audiologiste. En cas de rejet, ils devront attendre deux ans avant de pouvoir repasser un audiogramme. Les athlètes autorisés à concourir recevront un numéro d’identification et seront exemptés d’audiogramme pour les compétitions futures.
La compétition est rythmée à l’aide de signaux visuels. Les drapeaux et stroboscopes remplacent les sifflets et coup de feu pour rythmer les épreuves. Le public n’applaudit pas, mais signe des encouragements depuis les gradins. Les langues des signes, nationales et l’internationale, sont les langues officielles de la compétition. Leur utilisation exclusive garantit le rapprochement des athlètes et l’échange, sans restriction, qui sont les valeurs phares des Deaflympics. Contrairement aux JO, la compétition entre nations n’a jamais été l’une des vocations des jeux sourds. Le règlement précise clairement que les résultats ne refléteront pas de classement entre nations.
La cellule exécutive du Comité International des Sports des Sourds est d’ailleurs entièrement constituée de personnes sourdes. Les Jeux sont organisés et réglementés pour cette communauté et par des membres de cette communauté. Cette identité sourde est l’origine et le pilier de cette compétition.
Les Sourds ne restent pas entre eux pour s’isoler du reste du monde, mais afin de rassembler de la puissance et des informations pour vivre dans une société où les sons et la langue parlée prédominent.
Lars Havstard, le premier étudiant sourd à aller à l’université en Norvège
L’esprit des Deaflympics
Lorsque Eugène et Antoine créèrent les Jeux Silencieux en 1924, les communautés sourdes étaient éparpillées. De nombreux métiers leur demeuraient inaccessibles et leurs capacités intellectuelles étaient soumises à interrogation. Quarante ans plus tôt, le congrès de Milan avait interdit la langue des signes et instauré l’oralisme comme unique pratique éducative. Basée sur la lecture labiale et la vocalisation, cette méthode avait pour objectif de contraindre l’intégration des personnes sourdes dans la société majoritairement entendante.
Cependant, les membres de la communauté sourde ne se considérant pas comme atteints d’un handicap, mais en tant que minorité culturelle et linguistique, cette politique a été ressentie pour beaucoup comme de l’assimilation forcée. Elle a conduit à des traumatismes et à un isolement encore plus prononcé.
Les Jeux Silencieux ont alors été une opportunité de reconquérir l’identité sourde. Ils avaient également pour but de montrer que les personnes sourdes n’étaient pas intellectuellement déficientes et qu’elles étaient capables de faire autant que les entendants, une fois la barrière de la langue dissoute. Aujourd’hui, d’autres événements culturels mettent en lumière la culture sourde (le festival Clin d’oeil, le Gestival d’Arras,…) mais, au début du XIXe siècle, les Jeux Silencieux étaient leur seule occasion de se réunir, de partager et de revendiquer leur existence au sein de la société.
Nos limites ne sont pas physiques ; elles nous sont extérieures, liées au monde de la communication. Parmi les entendants, nous sommes presque toujours exclus, invisibles et desservis. Parmi nous, cependant, nous n’avons pas de limites.
Jerald Jordan, 5e président du CISS
De nombreux athlètes sourds, qui ont fait partie d’équipes sportives entendantes, se sont sentis limités. Ils ne pouvaient pas pleinement communiquer avec leurs entraineurs ou leurs coéquipiers et se retrouvaient souvent à l’écart. Alors qu’au sein d’une équipe sourde, ils ont eu l’opportunité de s’améliorer et de développer l’ensemble de leurs capacités.
Les difficultés de communication sont l’une des raisons pour lesquelles l’intégration des Deaflympics aux Paralympiques dans les années 80 s’est révélée infructueuse. La barrière linguistique, qui n’existait pas au sein des Deaflympics, est réapparue. Fusionner avec les Paralympiques signifiait une plus grande visibilité, mais également de nouvelles complications. Les Para ne pouvaient pas, économiquement, absorber tous les athlètes sourds, dont certains se sont retrouvés exclus de la compétition. Le recours à des interprètes eut également un coût, et n’a fait qu’isoler de nouveau les personnes sourdes des sportifs paralympiques entendants. Au final, l’objectif de rapprochement et de communion des Jeux était perdu. Le CISS a donc préféré recouvrer son indépendance.
J’ai participé à des compétitions sportives entendantes et, quand j’ai franchi la ligne d’arrivée, les spectateurs m’ont applaudi tout en souriant. Je n’ai pas pu directement communiquer avec eux ou analyser ma performance.
Lors de ma première participation aux Deaflympics, je me suis réellement vue comme une athlète de haut niveau. La foule est venue me voir pour me féliciter et partager avec moi les succès et les échecs de la compétition. Cette communication directe m’a beaucoup apporté en tant qu’athlète. Mes médailles aux Deaflympics signifient plus pour moi que toutes les autres compétitions auxquelles j’ai participé.
Kelley Duran, membre de l’équipe de ski Américaine, médailles de bronze et d’argent aux Deaflympics d’hiver en 2003
NB : Cet article utilise l’appellation « Sourd-Muet » par soucis de véracité historique, mais sachez qu’elle n’est plus en usage aujourd’hui. Il convient d’utiliser la dénomination « personne sourde ».
Pour aller plus loin :
- Le site officiel des Deaflympics
- La vie d’Eugène Rubens-Alcais
- Site de la Fédération Nationale des Sourds de France
Remerciements à Martine Guérard et Léa Sévette pour leurs contributions.
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