Bien souvent, nous évoquons l’après-guerre et les artistes qui s’en inspirent. Mais qu’en est-il de l’art en temps de guerre ? Quels moyens et quels impacts ?
Pourquoi créer ?
Ce qui revient souvent en temps de guerre, ce sont les affiches de propagande. Au-delà de leur aspect politique, elles témoignent du manque de liberté dans une vocation intrinsèquement libre. Ici, nous ne nous attarderons pas sur la propagande, mais sur tout type d’art imaginable et existant.
Créer pour et par la guerre est miroir de perte de sens. Ce manque de liberté artistique reflète aussi un manque de liberté émotionnelle. En temps de guerre, nous ne ressentons que la guerre. Nous devenons la guerre, nous vivons la guerre. Cette cage intellectuelle, tout comme émotionnelle, s’exprime à travers les centaines de milliers d’œuvres produites durant ces périodes.
En 1942, en pleine guerre mondiale, Paul Éluard écrit son poème Liberté. L’auteur souhaite marquer les esprits avec un texte facile à retenir et qui peut donc être transmis à l’oral.
Les 20 strophes qui composent son poème seront par la suite parachutées en milliers d’exemplaires au dessus de la France. L’année suivante, l’artiste peintre, céramiste et tisserand Jean Lurçat intègre des quatrains tirés du poème dans sa tapisserie : une œuvre réalisée clandestinement dans la Creuse, territoire occupé par les Allemands.
Sur mes cahiers d’écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J’écris ton nom
[...]
Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l’espoir sans souvenir
J’écris ton nom
Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté.
Extrait du poème Liberté de Paul Eluard, Poésie et vérité 1942 (recueil clandestin)

Être attaché à la création, même en état de survie, s’explique par le sentiment de responsabilité et de résilience qu’éprouve une personne en temps de guerre : le besoin de « faire sa part », de témoigner au monde, comme elle le peut, de ce qu’elle vit.
Témoigner de son vécu en temps de guerre est aussi un symbole de triomphe. Une manière de ne pas capituler, une volonté de résilience et certaines fois un appel à l’aide, à être visible. Être visible implique le fait d’exister.
Peu importe le vainqueur, la survie d’un travail personnel est un signe de survie individuelle et devient un symbole d’existence et de non-effacement. Nous pouvons oser dire, un symbole de triomphe.
Comment se faire percevoir ?
Lorsque la destruction devient omniprésente et que tout espace de création semble anéanti, comment créer ?
Malgré des conditions extrêmes, les moyens de création, bien qu’entravés, se transforment pour s’adapter aux réalités brutales des artistes. Après des bombardements qui ont détruit son toit et son atelier, Menna Hamouda, jeune artiste palestinienne, trouve refuge au sud de Gaza. Là-bas, elle continue, envers et contre tout, de s’exprimer artistiquement. Sur les murs encore debout, elle improvise avec du matériel rudimentaire, transformant les ruines en espaces d’expression. Ses œuvres, empreintes de colère, de tristesse et de peur face à l’incertitude de la guerre, deviennent des témoignages vivants, porteurs d’une résilience poignante.
Un autre exemple marquant est la Biennale de Gaza, une initiative mise en place par 40 artistes gazaouis. En créant leur propre espace d’écoute et de dénonciation, ils ont transformé une idée en un puissant mouvement de résistance. Privés des moyens traditionnels, certains d’entre eux utilisent des légumes et des épices pour fabriquer leurs pigments, prouvant que la créativité peut naître de la pénurie.
La Biennale de Gaza dépasse le simple cadre artistique : c’est un symbole de solidarité et de résilience qui démontre que l’art, au-delà de sa matérialité, incarne une dimension humaine essentielle à la survie morale.
« Nous annonçons ici, depuis la terre de Gaza, le lancement de la Biennale de Gaza, […] pour affirmer que l’art palestinien transperce tous les espaces assiégés. Aucune guerre ne peut arrêter les rêves des rêveurs, et aucun mécanisme de domination n’éteint la lumière dans le cœur et l’esprit des créateurs. »
Gaza Biennale, 2024, propos tenus sur le site officiel
En dépit des blocages et des obstacles, les artistes gazaoui parviennent à envoyer leurs œuvres au-delà des frontières de la bande de Gaza. Cet acte symbolise un triomphe personnel : être vu, entendu, et témoigner au monde de leur existence et de leur quotidien à travers leur travail.
qu’en est-il de l’art existant ?
La guerre entrave les nations, bouleverse des familles et en détruit d’autres. Elle ravage des pays, des cultures et des patrimoines entiers. Le conflit n’a aucune pitié pour l’avenir. Un exemple concret est la nécessité pour l’ONU de mettre 34 sites culturels sous sa protection temporaire lors de la récente guerre au Liban.
Le conflit est souvent centré sur l’effacement de l’adversaire, qui passe par le patrimoine et par l’Histoire. Vivre la guerre c’est ne vivre que dans le présent des destructions imminentes. Nous nous efforçons de ne pas nous arracher de nos racines ou de ne pas voir nos racines s’arracher de nous. Et pour y remédier, l’art reste central. Celui-ci illustre tout ce qui persiste comme vestige d’une époque dévastée. Articles, journaux, presse, vidéos, illustrations, et même destructions : voilà les preuves d’un vécu bien réel pour le restant du monde.

Quant à l’après-guerre, nous pouvons évoquer les installations d’art public et les monuments commémoratifs, qui ajoutent une preuve tangible d’un bout d’Histoire à un pays et à une culture que l’on a tenté d’effacer.
La guerre reste un concept intangible bien que visible. Contrairement à l’art qui, souvent, mêle dimensions visibles et palpables. C’est de ce fait que nous parlons de témoignage de guerre et de représentation. Nous donnons forme à nos douleurs. Nous donnons forme au vécu et au vu. À l’intangible. Créer en temps de guerre c’est personnifier la guerre. C’est toucher de loin ou de près un inconnu, un ami ou un ennemi. C’est une arme, comme nous l’entendons souvent. Mais ce n’est qu’avec le recul que cette allégorie nous fera sens.
Et dans cet après-guerre et cet après art, nous héritons des émotions, des œuvres, des tragédies et des histoires. Mais l’art est-il seul canalisateur ?
Image de couverture : Banksy. Photo : shrdlu-
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