C’est partout dans la rue : le moche fait son retour, les ballerines, le mulet, nous portons des guêtres sur des baskets ou encore des jupes sur des pantalons. Tout ce qui a été considéré comme moche est en train de devenir mainstream, alimenté par un mouvement de mode appelé Kétamine Chic, né sur internet il y a un an. Mais en quoi le laid revient à la mode et pourquoi ?
L’origine du mouvement kétamine chic
Le mouvement Kétamine Chic commence à émerger sur les réseaux sociaux en 2022. Avec un nom plus que questionnant. Cette tendance défi notre idée du « bon gout ». Né à Londres dans des clubs underground, le Kétamine Chic opte pour une esthétique non conventionnelle : des jeans taille basse, les ongles en strass ou encore des superpositions de vêtements plus ou moins aléatoires.
Le terme « chic » dans Kétamine Chic est plutôt ironique car il renvoie à une esthétique qui peut sembler à la fois élégante et dérangeante. Les adeptes de cette mode adoptent une esthétique futuriste et surréaliste, souvent caractérisée par des motifs géométriques et des lumières fluorescentes.
Mais on constate aussi que cette tendance est très vintage, reprenant de nombreux codes des années 90 et début 2000 (par exemple les ballerines et les manteaux de fourrure).
Ce mouvement a été fondé par un cercle de jeunes londoniens tels que @_slender_mane, @oatmilkandcodeine et @babydoublecup, qui partagent tous un objectif commun : dénoncer la société capitaliste, tout en promouvant un nouveau mode de consommation. Leur style vestimentaire porte un message clair : s’affranchir des codes conformistes.
« J’aime acheter les choses les plus stupides que je peux trouver dans les centres commerciaux parce que j’ai une fascination morbide pour les choses qui ne me plaisent pas et pour la façon dont la culture de consommation est absurde et déroutante. »
@guccisamo dans une interview pour le magazine Dazed
Victime de son succès, le Kétamine Chic devient populaire malgré lui. Bien que ses origines soient une critique de la société de consommation et qu’il soit issu de la classe moyenne, il a néanmoins trouvé un écho auprès des adolescents et des jeunes adultes issus de classes sociales aisées, qui exercent des professions dites « cools » comme DJ, mannequins ou influenceurs.
Après avoir été en vogue sur les réseaux, le Kétamine Chic fait son apparition sur les runways. Glenn Martens, directeur artistique de Diesel, s’est inspiré de cette tendance pour sa garde-robe printemps été 2023. Miu Miu également, pour sa collection automne hiver 2023-2024, où la jupe est remplacée par une culotte en strass qui se porte sur des collants couleur chair. On peut penser aussi à Balenciaga avec son sac poubelle Trash Pouch en été 2022.
Ce mouvement qui se voulait à l’origine à contre-courant de la mode, bouleversant les codes et dénonçant le capitalisme et la société de consommation en ne portant que des pièces jugées de mauvais gout a, au fur et à mesure, démocratisé le laid et l’a rendu portable. Mais comment le laid devient il le nouveau beau ?
Le laid et la mode
La tendance de la mode laide dont nous parlons joue sur les stéréotypes de la laideur et du mauvais gout. C’est dans les années 80 que l’on assiste à un changement de notre rapport au laid, notamment grâce aux marques Miu Miu et Prada. Cette dernière arrive dans l’industrie de la mode avec la volonté de réhabiliter le laid et les matières considérées non-nobles comme le nylon.
Le style de Prada a toujours été analysé comme « Trash and Ugly ». Dans le livre Critical Fashion Practice d’Adam Geczy et Vichy Karaminas, le style Prada est défini comme discordant, disharmonieux, tout sauf sexy, décalé. Prada elle-même a déclaré : si j’ai fait quelque chose c’est de rendre la laideur attrayante, la mode nourrit les clichés de la beauté, je veux les démolir.
Dans la mode, il y a l’idée que chaque époque redéfinit les principes de la beauté en réaction à la tendance dominante de la décennie précédente, c’est une machine cyclique. On peut constater que les années 80 ont pris le contre-pied des années 70 où la tendance était aux hippies, avec un rapport direct à la nature. Les années 80 ont rompu avec ces règles en adoptant une silhouette beaucoup plus élaborée (voir ci-joint les costumes Thierry Mugler).
Aujourd’hui, la machine cyclique est toujours à l’œuvre, les années 2000 et 2010 faisant un retour en force sur les podiums. Mais pourquoi porter du laid, qui le fait et dans quel but ?
Pierre Bourdieu, dans son ouvrage La Distinction (1979), donne une définition du gout. Pour lui, c’est un enjeu fondamental dans les luttes de classe. Il affirme que le gout est une intuition sociologiquement construite, de sorte qu’il existe un gout légitime, celui des classes dominantes et un mauvais gout, celui des classes populaires. Le gout des classes dominées ne devient légitime que lorsqu’il est absorbé par les classes dominantes. Une fois que le mauvais gout est revalorisé par les classes dominantes, il devient « cool ».
Manifestations d’une contre-culture, à contre-courant d’une industrie de la mode fermée et élitiste ou encore phénomène de style capturé par les créateurs et créatrices de tous horizons ? La laideur d’hier est la tendance de demain. La laideur serait-elle donc le fruit de l’obsolescence ?
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