Les récompenses culturelles ont-elles encore du sens ?

En France, les récompenses culturelles pullulent. Césars, Victoires de la Musique, Goncourt ou Molières : chaque domaine culturel doit pouvoir recevoir un prix. Censées donner à la fois légitimité, reconnaissance, visibilité et crédibilité, les récompenses sont aujourd’hui incontournables.

Perçues comme outils promotionnels par les artistes et les professionnels, elles façonnent le paysage culturel français car elles impliquent un biais de jugement. Si les œuvres sont récompensées, c’est parce qu’elles remplissent certains critères : c’est pour cette raison que certaines personnes vont se tourner vers ces œuvres, parce qu’elles savent « à quoi s’attendre ».

UN « GAGE DE QUALITÉ » inscrit dans la tradition

Ces récompenses sont intégrées à des logiques économiques car perçues comme un gage de qualité : on leur accorde du prestige social. Néanmoins, toutes ne se valent pas.

Le prix Goncourt n’aura pas la même valeur sociale et culturelle que le Renaudot, ou même que le Goncourt des lycéens : tous sont reconnus et légitimés mais la qualité littéraire qu’ils récompensent diffère. Ainsi, le Goncourt apparaît plus légitime que d’autres. Prix littéraire français le plus ancien, son jury a accueilli de nombreux auteurs renommés (Colette, Jean Giono…) et plusieurs des livres primés sont maintenant des « classiques » (La Vie devant soi d’Emile Ajar, L’Amant de Marguerite Duras…).

Les œuvres culturelles récompensées seraient dès lors des « valeurs sûres ». Pourtant, il y a parfois des « déceptions » parce qu’il y a un biais de jugement : le fait d’être primé crée des attentes sur l’œuvre culturelle.

DES RÉCOMPENSES CRITIQUÉES qui gardent leur légitimité

Les récompenses culturelles font face à leur lot de critiques : elles favoriseraient l’entre-soi, un système fermé et difficile d’accès. Le terme de « Galligrasseuil » est d’ailleurs utilisé par certains journalistes en ce sens : contraction de Gallimard, Grasset et Le Seuil, il désigne les trois des maisons d’éditions ayant reçu le plus de prix Goncourt (même s’il est moins vrai aujourd’hui, avec la montée des éditions Actes Sud et Albin Michel).

Dans le monde du théâtre, les Molières seraient pour certains « trop parisiens » : 99% des théâtres privés sont concentrés dans la capitale, ce qui explique sa surreprésentation dans les catégories récompensant le théâtre privé. Sans compter que la plupart des 2 600 membres de l’Académie sont en région parisienne.

Marie-Julie Baup et Thierry Lopez, metteurs en scène et comédiens dans la pièce Oublie-moi (4 Molières) lors de la 34e cérémonie des Molières, le 24 avril 2023 ©AFP – Emmanuel Dunand

À tous les niveaux, la diversité ethnique, la représentations des minorités LGBTQIA+ et la parité manquent (cela reste à nuancer dans certains cas comme la parité dans les spectacles récompensés par les Molières). Or, si l’on a bel et bien conscience des problématiques soulevées par ces récompenses culturelles, celles-ci conservent leur « prestige social ».

DES RÉCOMPENSES LIMITÉES PAR LEUR CONTEXTE

On oublie souvent que les récompenses culturelles sont attribuées par un groupe d’individus aux sensibilités particulières, ne pouvant représenter l’ensemble d’une société : on consent au fait que ce groupe restreint fasse autorité car on le considère apte à le faire.

Toute récompense dépend donc de ses contextes : les situations historiques, sociales, économiques, géographiques et politiques permettent de comprendre une œuvre culturelle primée. En ce sens, les livres ayant reçu le prix Goncourt entre 1914 et le début des années 1920 abordent des thématiques liées à la Première Guerre mondiale.

Les récompenses se retrouvent de nouveau emmêlées dans des logiques économiques. Il ne s’agit pas seulement de couronner les œuvres pour ce qu’elles sont : il faut aussi pouvoir favoriser leur diffusion et leur visibilité, même si c’est inégal entre les œuvres récompensées par un même prix. Or, si la récompense n’est décernée qu’à but commercial, elle perd de sa valeur.

FAIRE FACE AUX CRITIQUES

Certains changements sont opérés pour tenter de pallier à ces critiques. Par « souci » de transparence, le règlement officiel des Victoires de la musique a été diffusé mais des soupçons d’ingérence persistent : Stéphane Espinosa, à la présidence des Victoires est membre du groupe Universal, alors que neuf des dix-sept artistes nominés en 2023 y sont aussi rattachés, ce qui favorise un entre-soi. La façon dont les jurys sont constitués, sachant qu’en faire partie est souvent perçu comme prestigieux, a donc bien son rôle à jouer dans l’attribution d’un prix.

Angèle, « artiste féminine de l’année », dont le label a été créé par Universal Music France, à la 38e cérémonie des Victoires de la Musique, le 10 février 2023, photo de Fred Dugit / LP
Stromae, « artiste masculin de l’année », dont le label a signé un contrat de licence avec Universal Music France, à la 38e cérémonie des Victoires de la Musique, le 10 février 2023, photo de ©AFP – Bertrand Guay

Critiquées pour ne pas représenter les « vrais » goûts du public, des catégories incluant le vote du public sont parfois établies, comme dans le cas du prix de la « chanson originale de l’année » pour les Victoires ou du « prix du public » introduit en 2018 par l’Académie des Césars. Mais l’inclusion du public dans le processus de vote ne remodèle-t-il pas le sens donné à la récompense ? La réponse est claire : on ne juge pas de la même manière une œuvre primée par un jury de professionnels qu’une autre primée par des amateurs.

De nouvelles récompenses sont alors créées comme contrepoids aux plus traditionnelles, de sorte à être plus justes et inclusives. Ainsi, face à un Festival de Cannes vieillissant, « Nouvelles Vagues », Festival International du Film de Biarritz, vise à mettre en lumière les jeunes générations dans leur programmation et dans le choix des jurys (artistes de moins de vingt-cinq ans, étudiants en école de cinéma, bénéficiaires du Pass Culture).

Dans un même élan d’inclusivité et de représentation, Utopi.e lance un « Prix destiné aux artistes LGBTQIA+ » pour donner de la visibilité à ces artistes souvent écartés de l’activité culturelle française : il y a donc là une réelle prise en compte des demandes des publics et des artistes. Mais la prolifération de prix culturels ne fait-elle pas de l’ombre au prestige social auquel ils sont rattachés ? Ne participe-t-elle pas à modifier la façon dont on perçoit ces récompenses et les œuvres primées ?

48e cérémonie des Césars, le 24 février 2023 © Caroline Dubois / Canal +

Les récompenses culturelles semblent donc participer à une « économie du prestige culturel » : leur singularité, et par là leur valeur et leur sens, disparaît petit à petit en même temps que les prix prolifèrent. On ne peut pourtant nier que, dans les faits, quelque soit la récompense, elle reste un repère, comme un guide qui nous conduirait sur les routes de la culture.


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