Si les femmes barbues ont toujours pâti d’une popularité malvenue, l’apparition d’expositions de « monstres » au début du XIXe siècle va les faire passer du statut de célébrité locale à celui de phénomène de foire international. Cette capitalisation de leur pilosité extraordinaire va entrainer leur déshumanisation aux yeux du public.
Au fil du temps, de nombreuses femmes vont se révolter contre cette exploitation abusive et s’émanciper peu à peu du label de « freak ». Amorcée au début du XXe par Clémentine Delait, la reconquête de son image par la femme à barbe se poursuit aujourd’hui encore grâce aux réseaux sociaux, notamment à travers des messages d’acceptation de soi et de questionnement des standards de beauté.
La femme à barbe, reine des « Freaks »
L’essor des « freak shows » est essentiellement dû à l’entrepreneur Phineas Barnum. En 1841, celui-ci eut l’idée de regrouper des individus présentant des curiosités physiques et de les exposer dans son American Museum. Malgré un sensationnalisme bordant sur l’escroquerie (cadavre de sirène, femme de 161 ans,…), le musée vivant de Barnum rencontra très vite le succès, conduisant d’autres businessmen à s’approprier le concept.
Parmi les femmes hirsutes exposées, Annie Jones reste la plus emblématique. « Recrutée » par Barnum à l’âge de neuf mois, elle grandit au sein même de son cirque. Malgré un salaire colossal pour l’époque (environ 2 000 dollars par mois, soit l’équivalent de 42 400 euros aujourd’hui), Annie militera toute sa vie contre les « freak shows », dénonçant leur inhumanité et l’exploitation de leurs attractions. Elle tentera elle-même de s’en libérer, en vain, et décédera à 37 ans sans jamais avoir connu d’autre vie que celle d’un monstre.
En exacerbant la féminité d’Annie afin de créer un contraste avec son attribut masculin, Phineas Barnum instaura la vision théâtrale et fantasque de la femme à barbe à laquelle nous l’associons encore aujourd’hui.
Julia, kRAO ET percilla : les « femmes-singes »
À cause de Barnum, la femme à barbe est devenue la nouvelle poule aux œufs d’or. Afin de mettre la main sur leur potentiel financier, certains showmen n’hésitèrent pas à les adopter ou à les épouser. Les plus célèbres exemples de ce traffic sont les destins de Julia Pastrana, Krao Farini et Percilla Lauther.
Atteinte d’hypertrichose, Julia Pastrana est née au Mexique en 1834. Elle fut mariée à l’âge de 16 ans à Théodore Lent, puis exposée comme la femme « la plus laide du monde ». En 1860, Julia donna naissance à un fils, atteint lui aussi de sa maladie. Malheureusement, tous deux décédèrent peu de temps après l’accouchement. Cette tragédie ne mit en rien un frein à l’ambition de Théodore qui fit embaumer les corps afin de poursuivre ses tournées macabres.
Il fallut attendre 1979 pour que la momie de Julia cesse d’être exposée et 2013 pour qu’elle soit restituée au Mexique afin d’y être enfin enterrée, 150 ans après sa mort.
Également atteinte d’hypertrichose, Krao est née dans les années 1880 au Laos. Capturée avec sa famille, elle fut repérée et adoptée par le showman Farini, un homologue de Barnum. Farini exposa Krao, la présentant comme le lien entre le singe et l’homme, et donc la preuve de la véracité des théories darwiniennes.
Contrairement à Julia, Krao put prendre son indépendance. Après des années passées dans des cirques, elle s’installa à New York afin d’y vivre une vie d’anonyme. Peu de temps avant sa mort, Krao demanda à ce que son corps soit incinéré afin qu’il ne connaisse pas le même sort que celui de Julia.
L’une des dernière femme à barbe à être exposée fut Percilla Lauther. Née en 1911 à Puerto Rico, elle fut adoptée par le showman Carl Lauther et exhibée avec des primates. En 1938, la « fille-singe » épousa Emmitt Bejano, « l’homme crocodile ». Le couple continua à travailler pour différentes compagnies de cirque, notamment celle des Ringling brothers, successeurs de Barnum.
À la mort d’Emmitt, en 1995, Percilla rasa définitivement sa barbe. Elle continua à donner des interviews et à témoigner de la période révolue des « freak shows » jusqu’à son décès en 2001.
Julia, Krao et Percilla ont été victimes de la cupidité des showmen et ont servi, malgré elles, à présenter les femmes hirsutes comme des êtres sauvages et inférieurs. Certaines de leurs contemporaines, demeurées libres de leurs choix, vont défier cette image d’Epinal. Parmi elles, une intrépide vosgienne, Clémentine Delait.
Clémentine Delait, l’affranchissement de la femme à barbe !
Née en 1865 dans une famille d’agriculteurs, Clémentine commença à se raser dès l’adolescence. Propriétaire d’un café à Thaon-les-Vosges, elle attirait une vaste clientèle du fait de sa robustesse (elle pesait près de 100 kg) et de son menton ombragé.
Selon son petit-fils, c’est suite à sa rencontre avec une femme à barbe à la foire de Nancy qu’un habitué aurait parié 500F à Clémentine qu’elle n’oserait jamais laisser pousser sa propre barbe. Celle-ci aurait alors rétorqué que, non seulement elle en était capable, mais que sa barbe serait « bien plus belle et touffue que celles de toutes les autres ».
La pilosité désormais assumée de Clémentine lui conféra une popularité immédiate ! Elle rebaptisa son café « le café de la femme à barbe » et se mit à poser pour des photos et des cartes postales. Tout comme pour Magdalena et Brigida, elle bénéficia d’une émancipation inimaginable pour une femme de son époque.
Elle reçut ainsi une permission de travestissement lui autorisant le port du pantalon dans l’espace public et devint le soutien financier de sa famille, permettant à son mari et à sa fille, tous deux de santé fragile, de vivre confortablement.
Contrairement à Annie Jones ou Julia Pastrana, Clémentine conservera toute sa vie son indépendance. D’un caractère bien trempé et d’une force intimidante, elle choisissait elle-même ses expositions publiques, refusant celles qu’elle jugeait dégradantes.
Son assurance et sa dignité lui permirent de renverser les clichés de femmes hirsutes animales et soumises véhiculés par Barnum et Farini à l’époque. Qu’elle en ait eu conscience ou non, Clémentine contribua à changer les esprits en redonnant une image empreinte d’humanité à la femme à barbe.
« Mon vieux Saint-Pierre, je te parie 500F qu’il n’y a pas une barbe plus belle que la mienne dans ton paradis ».
Extrait des Mémoires de Clémentine Delait
Et aujourd’hui ?
Bien que les « freak shows » soient désormais interdits, les femmes à barbe sont encore régulièrement victimes de moqueries et d’harcèlement. Cette réprobation sociale, alimenté par des standards de beauté qui valorisent le corps glabre des femmes, conduisent de nombreuses adolescentes à se dévaloriser et à dissimuler leur pilosité. Ce rejet constant de leur personne entraine souvent isolement et dépression.
Heureusement, de plus en plus de femmes hirsutes combattent ces normes sociétales en exposant fièrement leur physique et en témoignant de leurs expériences sur les réseaux. Elles éduquent leur lectorat et nous poussent à nous questionner sur les notions de « beauté » et de « normalité ».
Tout comme Clémentine, cette nouvelle génération de femmes contribue à renverser les stéréotypes et à valoriser l’acception de soi. À travers leurs paroles, c’est nos propres singularités qu’elles nous encouragent à respecter et à embrasser.
Pour aller plus loin : Radio France, Une histoire particulière Clémentine Delait : la femme à barbe de Thaon-les-Vosges
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