Sinners : les racines sanglantes du blues

Sinners, film sorti en avril 2025 et réalisé par Ryan Coogler, revisite la figure du vampire dans une lettre d’amour sanglante au blues et à la culture afro-américaine. Un long métrage aux croisement des genres qui utilise le blues pour explorer le racisme et la ségrégation.

AUX CROISEMENTS DE L’horreur

Dès l’ouverture de Sinners, l’ambiance est pesante. L’ombre du Klux Klux Klan guette la petite ville de Clarksdale, dans le Mississippi. Les Jim Crow Laws, qui institutionnalisent la ségrégation, règnent sur un Sud des États-Unis gangréné par le racisme.

Dans cette ambiance étouffante, les jumeaux Stack et Smoke (Michael B. Jordan), de retour de Chicago, ont pour projet un peu fou d’ouvrir leur propre club de blues. Sur la route, ils recrutent le vieux musicien gouailleur Delta Slim (Delroy Lindo), et embarquent leur jeune cousin Sammie (Miles Caton), le fils du pasteur de la ville. Mais l’opulente soirée d’ouverture du Juke Club vire au cauchemar lorsque celle ci est prise d’assaut par une horde de vampires.

L’intriguant vampire Remmick et sa troupe jouant un air devant le club, extrait de Sinners de Ryan Cooglers


Dans ce portrait sinistre du Sud des États Unis des années 30, Coogler mêle les genres, entre commentaire social, film d’époque et horreur, quitte à en devenir confus. L’apogée de l’action fait basculer Sinners dans un film d’horreur traditionnel, qui tranche avec la lenteur et la subtilité de la première partie. Un climat maladroit et abrupt qui peut dérouter, mais le projet reste saisissant par son audace et son message. Car le réel cœur de Sinners, plus que les fusillades entre gangsters ou les attaques de vampires, c’est l’horreur du racisme systémique, d’où le blues tire son origine.

Aux racines du blues, l’oppression

Sinners revient aux racines mêmes du genre, né dans l’oppression des afro-américains, leur souffrance et leur résilience, l’écho de leurs histoires souvent invisibilisées. C’est dans le Sud des États Unis que le blues naît, héritier des chants d’esclaves, des chants de travail, ou des « spirituals », aux prémices du gospel. Cette musique raconte, avec le peu de moyens à disposition, le quotidien de la communauté noire, sa douleur mais aussi l’espoir qui subsiste en elle.

Le blues est au centre du projet de Stack et Smoke, comme il est au cœur de celui de Ryan Coogler. La bande originale, réalisée par Ludwig Gorransson, incorpore des reprises modernes de classiques du genre et des compositions originales. Plus qu’un simple accompagnement, la musique fait corps avec le propos du film. Au Juke Club, elle raconte la recherche d’un échappatoire à l’oppression à travers la danse.

Véritable cri de résistance contre l’impérialisme, le blues vient se mêler à la folk envoûtante jouée par Remmick, un vampire d’origine irlandaise dont la terre natale a été arrachée par les colons anglais. Ce qui les rassemble est leur histoire commune, hantée par le colonialisme.

L’ombre du diable

Le blues se veut le récit de l’expérience humaine et de son expérience sensuelle, de la douleur comme du plaisir. Ce qui lui vaut d’être désigné comme la « musique du diable » par les évangélistes.

« It was a lot of judgment lofted against that music and the culture surrounding it. But I think that the church is for the soul, but the blues music is for the full body. (…) It acknowledges the flesh and the pain that comes with a situation, the sexual desire, the anger. »

« Il y avait beaucoup de jugement envers cette musique et toute la culture associée à celle-ci. Mais je pense que si l’église est faite pour l’âme, le blues est pour tout le corps. Il reconnaît la chair et la douleur qui vient avec une situation, le désir sexuel, la colère. »

Ryan Coogler, réalisateur de Sinners, dans une interview pour IGN en avril 2025

Un imaginaire blasphématoire qu’on doit également à la figure mythique de Robert Johnson, musicien emblématique du blues rural américain qui a inspiré Ryan Coogler. Selon la légende, il aurait vendu son âme au croisement des routes, en échange du génie musical. Les circonstances floues de sa mort, à seulement 27 ans, viennent sceller le mythe.

Robert Johnson, photographié en 1935 dans un studio à Memphis, Tennessee, par les frères Hooks.

Sinners se joue de cette dualité entre la piété et le péché. En symbole de ce tiraillement, le personnage de Sammie. Comment, pour ce fils de pasteur, vivre en tant que jeune homme noir ? « I’m full of blues / holy water too« , admet-il dans une chanson adressée à son père, « I lied to you« . Sa guitare, aussi ensanglantée soit-elle, a le goût de l’émancipation, le temps d’une chanson.

Sammie à l’église où son père officie. Extrait de Sinners, de Ryan Coogler

Ce que la musique doit au blues

La représentation de l’héritage culturel du blues et de la communauté afro-américaine atteint son apogée dans une scène pleine d’audace, tournée entièrement en plan séquence. Ce qui commence comme une performance classique de Sammie se transforme en véritable transe. Le ratio s’agrandit pour remplir tout l’écran, et laisse place à une fresque foisonnante du passé, présent et futur de la musique. La guitare de l’apprenti bluesman se mêle aux tambours, au hip-hop et à l’afro-futurisme. Cette séquence euphorique montre ce que le jazz, la soul, le RNB, le funk ou le hip-hop doivent au blues. Elle représente une culture afro-américaine riche qui perdure malgré l’oppression.

« There are legends of people born with the gift of making music so true it can pierce the veil between life and death, conjuring spirits from the past and the future. »

« Certaines légendes racontent qu’il existerait des personnes nées avec le don de créer de la musique si véritable qu’elle pourrait percer la frontière entre la vie et la mort, en conjurant des esprit du passé et du futur. »

Annie, interprétée par Wunmi Mosaki, dans Sinners, de Ryan Coogler

Sinners, au-delà de sa dimension horrifique, est un film sur la mémoire collective de la communauté afro-américaine. Ryan Coogler s’empare de l’imaginaire du blues, et le replace comme une musique de résistance qui traverse les âges et les frontières. À la fin, passés les bains de sang et l’horreur de la ségrégation, seule la musique demeure, en souvenir d’espoir et de lutte.


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