Elizabeth Magie, l’anticapitaliste qui inventa le Monopoly

Le cas d’Elizabeth Magie est récurent dans l’Histoire. C’est celui d’une femme dont un homme s’est approprié l’invention, et qui n’en retire que peu de crédit. Voici l’histoire de son jeu, le Landlord’s Game, maintenant appelé Monopoly. Voici l’histoire l’Élizabeth Magie.

Une progressiste née

Américaine, Elizabeth Magie est née en 1866, d’un père engagé politiquement, farouchement opposé à l’esclavage. Il initie sa fille aux théories progressistes dès son plus jeune âge.

Jeune adulte, Magie revendique son indépendance. Elle trouve peu d’attrait dans l’institution du mariage et ne veut pas d’enfants. Elle est indépendante financièrement et propriétaire d’une maison dans la banlieue de Washington DC, qu’elle s’est achetée grâce à ses économies. Chez ses contemporains, ses idées et son mode de vie détonnent.

Elizabeth Magie vers 1892

Au début des années 1900, l’essor économique des États-Unis est important. Des emplois sont créés, de la main d’œuvre est recherchée, et peu à peu, les femmes peuvent quitter le foyer et occuper des postes jusque là réservés aux hommes. Magie devient sténographe pour la Poste, mais gagne peu d’argent.

Au début du XXe siècle, les jeux de société sont de plus en plus communs dans les familles de classe moyenne américaines. Magie y voit un médium ludique et interactif pour sensibiliser à ses idées.

Un jeu anticapitaliste  

La jeune femme s’attelle donc à la tâche. Après ses journées de travail, elle passe des nuits chez elle à dessiner et à modifier les cases et les règles de ce qui deviendra son jeu de plateau : le Landlord’s Game. Elle le fait breveter en 1903, à une époque où très peu de femmes entreprennent une telle démarche.

Elle crée ce jeu avec plusieurs objectifs en tête :

  • Dénoncer les rentiers de l’immobilier, l’oppression qu’ils font subir aux locataires.
  • Faire réfléchir le public, l’amener à déceler les pièges du capitalisme.
  • Mettre en évidence les inégalités criantes de la société américaine, notamment les différences de revenus.

Les joueurs commencent d’ailleurs la partie non pas sur une case départ, mais sur la case « Labor upon mother earth produces wages » (« Tout le travail sur Terre produit les salaires »).

Brevet du plateau du Landlord’s Game, déposé en 1903 et validé en 1904

Les règles du jeu se veulent le reflet du fonctionnement économique du pays : il est impossible, d’après la créatrice, de coexister de façon pacifique dans le capitalisme américain, qui nécessite que des gagnants écrasent des perdants. Le but du jeu est donc d’accumuler des richesses et de mener l’adversaire à la faillite. Ces règles ressemblent certes à celles que l’on connait maintenant, mais Magie voulaient que les joueurs réalisent l’absurdité de ce fonctionnement, qu’ils le remettent en question.

« Il s’agit d’une démonstration pratique du système actuel d’accaparement des terres et de ses résultats et conséquences habituels. Il aurait pu être appelé « Le Jeu de la Vie » car il contient tous les éléments du succès et de l’échec dans le monde réel, et l’objectif du jeu est identique à celui que la race humaine en général semble avoir, qui est l’accumulation de richesses. »

Elizabeth Magie, dans le magazine Single Tax Review, 1902

Cependant, elle invente aussi une autre façon de jouer, à l’opposé des premières règles, qui ne perdurera pas dans le temps. Dans cette version, les loyers payés vont dans un pot commun, chaque joueur était récompensé quand des richesses étaient créées, et un des objectifs de la partie était de doubler les richesses des joueurs les plus pauvres.

Pendant trois décennies, le Landlord’s Game se diffuse dans les milieux progressistes, passe de main en main et rencontre une petite popularité grâce au bouche à oreille.

Le mythe du self-made man

Mais en 1929, c’est la catastrophe. Le krach boursier mène à la période de la Grande Dépression, qui dure dix ans. Les États-Unis connaissent une période de chômage de masse, de très nombreuses familles ont du mal à se nourrir. 

Charles Darrow, représentant de commerce dans une entreprise qui vendait des radiateurs, se retrouve, comme tant d’autres, sans emploi. À la tête d’une famille de quatre personnes, il est désespéré. Après avoir découvert le Landlord’s Game chez des amis, il en saisit tout le potentiel, et décide de le copier entièrement. Le plateau de son jeu est quasiment identique à celui de Magie. Sans jamais faire référence au jeu original, dont les valeurs politiques et économiques sont détournées, il vend les droits de « son » invention à l’éditeur de jeux de société Parker Brothers, sous le nom de Monopoly.

Charles Darrow, Photo : Salem State University Archives and Special Collections, Massachusetts

Le succès du Monopoly est fulgurant, Darrow devient millionaire. Le mythe du « self-made man », entretenu par les éditeurs du jeu, est en marche et va durer plusieurs décennies. Il faut dire que l’histoire est belle : qui n’est pas admiratif devant un père de famille au chômage, qui sort de la pauvreté grâce à une idée géniale  ? N’est-ce pas ça finalement, le fameux rêve américain ? 

Quand la vérité refait surface… quarante ans après

Cependant Magie ne compte pas en rester là. Elle veut être associée au succès du jeu et fait connaître l’histoire dans la presse. Darrow et Parker Brothers nient. Cependant, l’éditeur rachète quand même le brevet de Magie pour 500 dollars afin d’éviter tout problème juridique. Dépossédée par l’entreprise, elle ne touchera jamais aucune autre somme supplémentaire. Son nom n’est crédité nulle part, elle disparait de l’Histoire et meurt en 1948 sans avoir obtenu la reconnaissance qui lui était due.

L’histoire ne s’arrête pas là. En 1973, Ralph Anspach, universitaire de gauche, est attaqué en justice par Parkers Brothers pour avoir publié le jeu Anti-Monopoly. Il est contacté par une personne de la famille d’Elizabeth Magie, qui lui révèle que l’idée de Darrow n’était pas la sienne. Il mène des recherches approfondies pour se défendre contre Parker Brothers, et gagne son procès. Après une décennie de procédures, il parvient à remettre le rôle fondateur et les idées de Magie en avant.

En 2015, l’historique des dates marquantes du jeu sur le site officiel du Monopoly (qui semble introuvable aujourd’hui), créditait toujours Darrow pour l’invention du jeu. Combien de femmes, percusseuses et innovantes sont toujours dans l’ombre ?


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