Emily de saint-aubert, As-tu peur des fantômes ou des hommes ?

Après la Toussaint, nous rendons hommage à nos morts et nous déguisons en fantômes. Grisés, nous recherchons le frisson des rues sombres et repensons aux histoires contées il y a longtemps.

Les tropes du roman gothique

À la fin du XVIIIe siècle, en Angleterre, émergent des récits horrifiques destinés aux personnes bourgeoises en quête d’une échappatoire à un quotidien étriqué et instable politiquement. De nombreux auteurs se sont essayés à ce genre aux motifs récurrents dont voici quelques poncifs : un regard tourné vers le passé, un goût pour l’architecture gothique en ruines, une héroïne en proie à des tourments psychologiques ou surnaturels, l’emphase sur les émotions au détriment de la rationalité…

Paysage avec des ruines gothiques, lluis Rigalt, 1850-59, Musée national de Catalogne, Barcelone

Le goût pour cette littérature dite sentimentaliste s’est rapidement propagé de la classe bourgeoise à la classe moyenne. Ann Radcliffe est considérée comme l’autrice la plus lue de la fin du XVIIIe siècle, avec deux livres phares : L’Italien (1797) paru peu après Les Mystères d’Udolphe (1794).

Les mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe

Ann Radcliffe naît en 1764 à Londres et attaque à trente ans un roman qui sera considéré comme faisant partie du « gothique classique » en littérature. Sa personnalité discrète en fait un personnage difficile à saisir, mais ses récits inspirèrent de fameux auteurs, tels Jane Austen ou Honoré de Balzac.

Catherine Morland lisant Udolpho dans l’édition de 1833 de Northanger Abbey de Jane Austen
En Gascogne à la fin du XVIe siècle, Emily de Saint-Aubert coule des jours heureux avec son père et sa mère. Confortablement installée dans La Vallée, elle s'adonne aux plaisirs de la musique et de la lecture, puis tombe amoureuse d'un certain Valencourt. La mort de ses parents met fin à cette existence hédoniste. Aux mains de sa tante madame Chéron, bientôt mariée au sombre Montoni, la fortune et les biens d'Emily font l'objet de convoitises. Après un voyage à Venise, elle est conduite au château d'Udolphe, où elle sera le témoin d'événements inquiétants et la victime de nombreuses oppressions jusqu'à sa fuite du sinistre lieu.

la nature

Emily vit d’abord une existence quiète et ordonnée. Les paysages accidentés qu’elle traverse permettent de créer une « beauté pittoresque » car ils sont rationnalisés, ordonnés, délimités par l’esprit d’une héroïne souvent sujette à la sensibilité.

« La voûte bleue du ciel, le parfum de l’air, le murmure des eaux, le bourdonnement des insectes de nuit, tout semble alors vivifier l’âme et donner du prix à l’existence. »

Les mystères d’Udolphe, Ann Radcliffe
Vue des Appenins du Mont Falterona. Photo : Sten

Une véritable rupture va s’opérer lorsqu’elle est emmenée en haut des Apennins, en Italie, dans la demeure du comte Montoni, un vaste château en ruines aux multiples secrets et à la « sombre sublimité ». Le sublime peut désigner un paysage ou une personnalité qu’il est impossible de cerner ou de maîtriser, car au-delà des mots ou de la conception de l’esprit. Ce changement de scène fait basculer le récit dans quelque chose d’effrayant, car incontrôlable.

les fantômes

Le château va être le théâtre de l’angoisse pour Emily. L’usage de sons et de voix sans corps pour les porter est un procédé que l’autrice met au point pour semer le trouble, qu’il s’agisse de voix interrompant des conversations, se répandant dans la chambre de l’héroïne la nuit, ou de douces musiques annonçant la mort des protagonistes.

Le château d’Otrante en Italie dessiné en 1820 par Hugh Williams, source d’inspiration du roman éponyme de Walpole, précurseur du gothique en littérature.

Lors d’une de ses promenades dans le château, Emily entre dans une pièce où pend un lourd rideau. Après l’avoir ouvert, un cri sort de sa bouche, suivi d’un évanouissement. Pendant longtemps, au centre du récit, l’objet horrifique derrière le rideau ne sera pas expliqué, mais seulement livré à l’imagination fébrile du lecteur.

« Cette nuit même, lui dit-il, vous serez portée dans la tour de l’orient ; là, peut-être comprendrez-vous le danger d’offenser un homme dont le pouvoir sur vous est illimité. »

Les mystères d’Udolphe, Ann Radcliffe, chap. 21

les hommes

Après la mort de la figure tutélaire du père, Emily est entourée d’hommes malsains et parfois violents.

« Je n’ai cessé d’errer toutes les nuits autour de ce château, dans une obscurité profonde ; il m’était délicieux de savoir que j’étais enfin près de vous. Je jouissais de l’idée que je veillais autour de votre retraite, et que vous goûtiez le sommeil : ces jardins ne me sont pas nouveaux. »

L’amant d’Emily, non sans défaut. Les mystères d’Udolphe, Ann Radcliffe, chap. 9

Les assauts répétés de Valencourt ne sont rien face aux velléités de mariage forcé du comte Morano rencontré à Venise, à la terreur qu’inspirent les bandits aux environs du château ou à la figure du tyran implacable qu’est Montoni.

Emily est une héroïne téméraire faisant face à cet homme irascible et maltraitant. Plusieurs fois, armée de courage et d’un sens profond de la justice, elle lui tient tête fermement et en cela dépasse le statut de victime pour devenir une héroïne.

Rocky landscape with Banditti, Anonyme, 1770-80, Tate Gallery, Londres

Une œuvre critiquée

Si des critiques estiment que l’autrice sut utiliser la « recette » du roman gothique pour en dépasser les formules et apporter de la nouveauté, nous pouvons nous demander à quel point ce roman est subversif. Le but de l’héroïne étant de retrouver le vase clos quitté au début du roman, l’aspect disruptif et audacieux de son comportement face à l’adversité semble s’assagir lors d’une fin prônant un « retour à la normale » discutable : le mariage dans l’opulence d’une vie sans contact avec la réalité, la politique, ou l’altérité.

Sources

  • Les mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe, édition illustrée par J.-A. BEAUCÉ est disponible gratuitement via la bibliothèque en ligne Projet Gutenberg (lien du livre)
  • The function of sound in the gothic novels of Ann Radcliffe, Matthew Lewis and Charles Maturin, Angela M. ARCHAMBAULT (2016) (lien)
  • Du détail décoratif au tableau pittoresque: la reconstruction de l’architecture gothique dans les romans d’Ann Radcliffe, Alice LABOURG (2019) (lien)
  • A Recipe for a gothic novel, Elaine LELONG, Katherine BOWERS (2015) (lien)
  • Le pittoresque comme instrument de l’engagement chez Ann Radcliffe, Julien MOREL (2019) (lien)
  • Cris et chuchotements dans Les mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe: mais à quoi sert le fantastique ?, Chantal TATU (1979) (lien)
  • The literature of terror, David PUNTER (1996)

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