alice guy le cerf volant

Alice Guy, la nouvelle clandestine de Catel et Bocquet

Le mois dernier est sortie en librairie la nouvelle bande dessinée de Catel et Bocquet consacrée à la réalisatrice Alice Guy. Première femme cinéaste, celle-ci a tourné plus de mille films entre 1896 et 1920. Cependant, face à l’industrialisation et à la masculinisation du cinéma, Alice s’est retrouvée évincée des studios et son travail est rapidement tombé dans l’oubli.

Dans leur nouvel ouvrage, Catel et Bocquet partagent, avec leurs lecteurs.trices, le destin de cette femme hors du commun et sa contribution à l’essor cinématographique.

Le coup de foudre

Née à Saint-Mandé, le 1er juillet 1873, la petite Alice est la dernière d’une fratrie de cinq enfants. Ses parents résidant au Chili, elle est laissée aux soins de sa grand-mère maternelle. Sa mère ne reviendra la rechercher que 3 ans plus tard afin de l’emmener jusqu’à Valparaiso où elle rencontrera, pour la première fois, son père.

Extrait d'Alice Guy de Cartel et Bocquet
Extrait de l’album

Les Guy mènent une vie de colons confortable. Son père, Emile, tient une chaine de librairies, ainsi qu’une petite maison d’édition. Alice grandit entourée de livres qui alimentent son imaginaire. Cela l’aidera à concevoir, plus tard, ses films de fiction.

Cependant, les conflits émergeants au Chili, à l’aube des années 1880, vont économiquement affecter la famille Guy. A l’adolescence d’Alice, son père est définitivement ruiné et la famille est contrainte de revenir vivre en France. Ce revers de fortune, suivi par le décès soudain de son fils ainé, va plonger Emile dans un état dépressif qui ne le quittera plus. En 1891, à 53 ans, il succombe à Paris, laissant sa femme et ses filles sans ressources.

Les trois ainées Guy se dépêchent de se marier, mais que faire d’Alice qui n’a que 17 ans ? Elle se formera à la sténodactylographie afin d’exercer l’un des seuls métiers accessibles aux femmes à l’époque : secrétaire. C’est ainsi qu’elle devient, à 21 ans, employée au Comptoir Général de la Photographie. L’homme qui l’engage se prénomme Léon Gaumont.

Extrait d'Alice Guy de Cartel et Bocquet
Extrait de l’album

Alice devient vite indispensable au Comptoir. Curieuse de tout, elle s’intéresse autant au procédé technique de la photo qu’à la gestion du business. Le 22 mars 1895, elle est présente, avec Gaumont, à la démonstration privée de la nouvelle invention des frères Lumière. Elle découvre alors celui qu’elle nommera « son prince charmant » : le cinématographe.

L’avénement du cinéma

Ce qui fait l’excellence des ouvrages de Catel et Bocquet, c’est l’étendue et la minutie de leurs recherches. Ils parviennent parfaitement à recréer l’atmosphère de la période dans laquelle s’inscrit leur récit, que ce soit l’Amérique des années 20, avec Joséphine Baker, ou la France de l’Ancien Empire, dans Olympe de Gouge.

Cette nouvelle BD ne fait pas exception à la règle. À travers la vie d’Alice Guy, c’est également l’époque des grandes inventions qui nous est contée. En quelques pages, le lecteur se retrouve propulsé en pleine course à l’innovation ! La création des images animées s’accompagne ainsi d’une succession de prouesses techniques et de guerre de brevets. Le cinématographe à lui seul représente une foule de possibilités qu’on prend plaisir à redécouvrir et à explorer en compagnie d’Alice.

« Escamotage d’une dame au théâtre Robert-Houdin » par Georges Mélies, 1896.

En effet, à ces prémices, la technique cinématographique n’est pas encore figée. Les films ne durent que quelques secondes et la caméra ne capture que des scènes de la vie quotidienne. Il n’y a pas encore de scénario, de réalisateur, d’Hollywood ou de box office. Les projections ont lieu à la foire ou lors d’évènements mondains, la salle de cinéma n’ayant pas encore été inventée.

Grâce au scénario de Bocquet, on comprend que, bien que les protagonistes de l’époque réalisent le potentiel de l’invention des Lumières, chacun n’a pas la même approche ou la même vision pour son avenir. Faut-il continuer les scènes de rue ou créer des œuvres de fiction ? Faut-il tirer profit des ventes d’appareils ou de la projection des films ? Comment les diffuser en masse ?

Dans l’album, ces deux mondes, économique et culturel, sont parfaitement représentés par Gaumont, qui semble se soucier davantage de la rentabilité du cinématographe, et par Alice, qui est plus sensible à son potentiel artistique.

Extrait d'Alice Guy de Cartel et Bocquet
Extrait de l’album

C’est sans doute grâce à cette période d’incertitude qu’Alice Guy a pu bénéficier d’autant de marge de manœuvre. À 23 ans, lorsqu’elle proposera à Gaumont de réaliser des courts métrages, ce dernier acceptera à condition que « cela n’empiète pas sur votre courrier ». Le cinéma n’étant pas encore le géant économique qu’il est aujourd’hui, il y a peu de risques à laisser une jeune fille s’essayer à la mise en scène.

C’est donc suite à la bénédiction de son patron qu’Alice débutera sa carrière et deviendra la première femme réalisatrice de l’Histoire.

Une vie derrière la caméra

Le premier film d’Alice est intitulé La fée aux choux. Tourné en 1896, elle a réalisé ce conte en une après-midi avec des choux en carton et les bébés des familles du quartier. Le film fut un triomphe ! La jeune réalisatrice fut ainsi encouragée à continuer la création de « vues » sous l’œil vigilant et critique de Gaumont.

Extrait d'Alice Guy de Cartel et Bocquet
Extrait de l’album

L’Alice de Catel et Bocquet innove sans cesse ! C’est une pionnière dans tous les sens du terme. Tout au long de l’album, on la suit alors qu’elle trace, inconsciemment, la voie pour les futures générations de metteurs.euses en scène. Autodidacte, elle apprend et progresse en expérimentant. Par le prisme d’Alice, c’est une véritable leçon de cinéma que reçoit le lecteur.

Elle a ainsi l’idée d’ajouter du son (phonoscène) et crée, sans le savoir, le premier péplum, en 1906. Consacré à la vie du Christ, elle le divisera ensuite en épisodes afin de fidéliser le spectateur (Netflix avant l’heure). Elle échoue aussi. Tous ces films ne seront pas des succès, mais les échecs n’affectent en rien son enthousiasme et sa passion pour le cinéma qui sont communicatifs.

Parfaitement en phase avec son temps, Alice réalise, entre 1896 et 1906, une vingtaine de films par an pour la Gaumont. Elle sait également s’entourer de collaborateurs talentueux et donnera leurs chances à de futurs grands noms du cinéma, tels que Louis Feuillade et Etienne Arnaud.

Apogée et déclin

En 1907, Alice suit son mari, Herbert Blaché, aux Etats-Unis, mettant fin à sa carrière française. Elle monte alors sa propre maison de production, la Solax. En toute indépendance, elle réalisera dorénavant un film par semaine.

S’adaptant au public américain, Alice produit majoritairement des westerns. Elle continue néanmoins d’innover, quitte à créer la polémique, en tournant un film entièrement avec des acteurs afro-américains (A fool and his money, 1912), et une bobine sur le contrôle des naissances (Shall the parents decide, 1916).

A fool with his money, 1912

Malheureusement, le tournant des années 20 annonce une nouvelle ère qui va sonner le glas pour de nombreux cinéastes de la première heure.

En effet, à cette période, le cinéma prend enfin une place prédominante dans l’industrie du divertissement. Les techniques de tournage se développent, les projections sont de plus en plus longues et la popularité des acteurs deviennent l’assurance de rentabilité des films (Buster Keaton, Charlie Chaplin,…).

Surtout, le monde du cinéma se masculinise. On s’est enfin mis d’accord sur le fait qu’il s’agissait d’un business, d’une industrie. L’augmentation du nombre de bobines par film accroît les risques financiers, mais permet également d’entrevoir d’énormes profits. On va donc davantage se tourner vers les hommes pour gérer ces budgets de plus en plus colossaux. Les femmes vont alors, petit à petit, être évincées des plateaux de tournage.

Alors que les studios commencent à quitter la côte Est pour s’installer à Hollywood, Alice décide de rester. Elle tournera son dernier film en 1920, puis liquidera sa maison de production afin d’éponger les dettes de son mari. Après le divorce, elle retournera en France, ruinée, comme son père avant elle.

Alice, qui a toujours réussi à s’adapter, a soudainement été prise de vitesse par l’emballement de la machine cinématographique.

L’amnésie française

À son retour, Alice Guy essaie de retourner à la réalisation. Mais le monde du cinéma français l’a totalement oubliée. Comme aux Etats-Unis, Alice n’y a plus sa place. Gaumont, qui a continué à prospérer, ne fait rien pour aider son ancienne directrice ou pour reconnaître sa contribution au développement du septième art.

Alice décide alors de tout arrêter. Elle s’installe à Nice, avec ses deux enfants, et survit de travaux d’écriture. Elle passera le reste de sa vie à la charge de sa fille qu’elle suivra dans ses diverses affectations professionnelles.

Extrait d'Alice Guy de Cartel et Bocquet
Extrait de l’album

Dans les années 30, alors que les premiers ouvrages sur l’histoire du cinéma commencent à paraître, les films d’Alice sont attribués à d’autres réalisateurs. Elle devra se battre pendant des années pour faire reconnaître son travail. Cette tâche est d’autant plus difficile que la plupart des bobines de sa période américaine ont été détruites. Sur les milliers de films qu’elle a réalisés, seuls 130 nous sont parvenus. Ce n’est que dans les années 50 et 60, à force de persévérance, que la carrière d’Alice sera reconnue à sa juste valeur.

Alice Guy à la fin de sa vie.

Il était temps car, le 24 mars 1968, à l’âge de 95 ans, Alice s’éteint. Après sa disparition, ses proches continueront d’œuvrer pour la reconnaissance de son rôle majeur de pionnière du cinéma. Certains de ses films seront retrouvés, dans des greniers ou sur des marchés aux puces, et, en 1976, son autobiographie sera publiée.

Si une cinéaste de l’envergure d’Alice Guy a pu être oubliée, combien d’autres ont été effacées de l’Histoire ? Après des débuts (plutôt) paritaires, il faudra attendre des années avant que les femmes gravissent les nouveaux échelons de l’univers cinématographique. Aujourd’hui encore, elles sont sous représentées dans l’industrie et peinent à faire financer leurs projets. Ce manque nous affecte tous.tes car ce sont autant de visions et de voix qui sont tues.

Une part de l’histoire du cinéma nous a été rendu avec l’œuvre d’Alice Guy. Cartel et Bocquet contribuent, avec cet album, à ce qu’elle ne retombe plus jamais dans l’oubli.

Alors, selon les propres paroles d’Alice :

Tournez, Mesdames !

Alice Guy, 1914
Alice Guy sur le tournage de son film Beasts of the jungle, 1913

Pour aller plus loin : 


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